Découvrez l'entretien complet avec Yann Sivry, professeur de Géochimie à l'Institut de Physique du Globe de Paris.
Comment se prépare une mission aussi exigeante, depuis le choix du site jusqu’à l’installation d’un camp sur la calotte glaciaire ?
La préparation d’une telle mission commence plus d’un an à l’avance. Le choix du site repose sur un double critère : un accès raisonnable par hélicoptère et la présence d’un moulin glaciaire actif suffisamment profond pour offrir une archive représentative des nanoparticules atmosphériques (ou particules ultrafines) accumulées dans le glacier.
Nous avons ensuite conçu un protocole d’échantillonnage inédit, nécessitant du matériel scientifique spécifique (broches à glaces façonnées en titane, scanners 3D, flacons dédiés), mais aussi de l’équipement de spéléologie glaciaire nous permettant de descendre dans les entrailles de la calotte polaire.
Installer un camp sur la calotte glaciaire demande une logistique millimétrée : gestion de l’alimentation électrique, sécurité face aux dangers (crevasses, froid, animaux) et protection du matériel contre les vents catabatiques. Tout est pesé, rationalisé, testé en amont. Une fois sur place, chaque membre de l’équipe connaît précisément son rôle pour que le camp devienne opérationnel en quelques heures.
Que ressent-on lorsqu’on arrive sur une zone de la calotte glaciaire où presque rien ne vit, mais où se déposent pourtant des traces de notre activité à des milliers de kilomètres ?
C’est un choc ! Le Groenland donne un sentiment d’immensité et de silence absolu, presque irréel. Pourtant, lorsqu’on sait que les glaces que l’on foule contiennent des nanoparticules issues du trafic routier européen, de la combustion de charbon asiatique ou de l’activité industrielle nord-américaine, on est frappé par la portée globale de nos activités.
On ressent à la fois une forme d’humilité – face à la puissance des forces naturelles – et une responsabilité profonde : même dans ces lieux où l’homme ne vit pas, son empreinte chimique est partout. Cette expérience change la perception de la pollution humaine et du lien invisible qui nous relie tous à la planète.
Comment s’effectue la descente dans un moulin glaciaire, et qu’apporte ce mode d’échantillonnage par rapport aux carottages classiques ?
La descente dans un moulin glaciaire est une opération spectaculaire : on s’attache sur une corde, on s’enfonce verticalement dans un puits de glace bleue, puis on progresse dans un environnement mêlant eau courante, sculptures de glace, parois instables et températures extrêmes. Ce type d’exploration ne peut se faire qu’avec des glacionautes experts et parfaitement entraînés comme ceux de Spélé’Ice Exploration, capables d’évoluer en sécurité dans ces structures mouvantes.
Sur le plan scientifique, cette méthode d’échantillonnage offre un avantage majeur : l’agilité. Contrairement aux carottiers classiques, qui nécessitent un matériel lourd, une logistique très conséquente et des forages profonds destinés à remonter des archives climatiques millénaires, notre objectif se concentre exclusivement sur la période industrielle récente.
Dans ce contexte, il n’est pas nécessaire d’aller à plusieurs centaines de mètres de profondeur.
En utilisant les moulins glaciaires comme points d’accès naturels à la glace stratifiée, l’équipe peut travailler avec un équipement beaucoup plus léger et mobile. Cela permet de se déplacer rapidement sur le terrain pour identifier les zones les plus pertinentes ; d’accéder à des volumes de glace difficiles ou impossibles à atteindre avec des foreuses traditionnelles ; d’adapter en temps réel la stratégie d’échantillonnage en fonction des conditions glaciologiques.
Cette approche « agile » constitue une véritable innovation méthodologique dans l’étude de la pollution atmosphérique piégée dans les glaces récentes, en combinant efficacité, sécurité et performance scientifique.
Une équipe mêlant glacionautes, chercheurs, logisticiens ainsi qu’un médecin et un réalisateur : comment travaille-t-on ensemble dans un environnement aussi exigeant ?
La clé de l’Expédition GRAAL est la complémentarité. Chacun apporte une expertise indispensable les glacionautes assurent la sécurité dans les zones techniques ; les scientifiques définissent les protocoles, la stratégie d’échantillonnage et garantissent la qualité des échantillons ; le réalisateur documente la mission sans gêner les opérations ; les logisticiens organisent la vie du camp et bien entendu le médecin veille au grain !
Dans un environnement extrême, les hiérarchies s’effacent : la survie et la réussite scientifique passent avant tout. Les décisions sont discutées, partagées, et l’entraide est permanente. Cette dynamique collective crée une cohésion très forte, qui a été une des grandes forces de la mission.
Quelles sont les prochaines étapes du projet, et en quoi ces résultats peuvent-ils éclairer les politiques publiques sur les émissions de particules ?
Nous entrons maintenant dans la phase la plus longue : l’analyse fine des 100 échantillons prélevés.
Grâce à la spICP-ToF-MS, nous allons mesurer la concentration et la composition chimique des nanoparticules ; déterminer leurs sources (naturelles, industrielles, etc.) en couplant signatures chimiques et isotopiques ; observer leur évolution temporelle dans les différentes couches de glace ; mieux comprendre le rôle de la fonte glaciaire dans la redistribution de ces particules dans les écosystèmes.
Ces résultats nourriront deux enjeux majeurs : documenter scientifiquement l’impact à longue distance des émissions humaines, y compris dans les régions les plus isolées et fournir des données inédites aux décideurs pour anticiper les effets de la pollution ultrafine sur le climat, les milieux polaires et éventuellement sur les populations exposées.
L’objectif est clair : offrir une base scientifique solide capable d’éclairer les politiques de réduction des polluants atmosphériques et de mieux quantifier l’empreinte des activités humaines à l’échelle globale.
Crédits photos : Farouk Kadded et Yann Sivry.
Les membres de l’équipe
- Serge Aviotte (glacionaute, président de Spélé'Ice Exploration)
- Mickaël Tharaud (scientifique)
- Lionel Blain (glacionaute)
- Hervé Gherardi (glacionaute)
- Farouk Kadded (géomètre)
- Philippe Keledjian (médecin, logisticien)
- Martino Frova (caméraman, réalisateur)
Les sponsors de la mission
- CIC
- L'Entrepôt du Bricolage
- TEC6
- The North Face
- Intersport
- Trenitalia France
- Leica Geosystems part of Hexagon
- Pyrenex